R comme… Risque
Par Frédéric Sos - 12 avril 2021
"Piloter dans l'incertitude, c'est prévoir le pire"
Telle fut la conclusion d'une conférence qui mobilisait, il y a quelques semaines, les membres d'un réseau de dirigeants s'interrogeant sur la meilleure manière de gérer leur entreprise et d'animer leurs équipes dans un contexte rendu incertain par la crise sanitaire. Et cette crise sanitaire, d'ailleurs, n'était-elle pas prévisible ? Les professionnels de la gestion des risques présents à cette conférence se montraient très affirmatifs : le risque sanitaire fait partie des risques que l'entreprise doit prendre en compte… tout comme les risques stratégiques (arrivée d'une offre concurrente, activité d'acquisition, changements sur le marché, recherche et développement,…), les risques en lien à la conformité (évolution du cadre législatif,…), les risques opérationnels et financiers (créances clients, évolution des taux et des parités monétaires, recrutement, chaîne d'approvisionnement, SI et enjeux de protection des données, pannes, destructions ou vol d'équipements clés), les risques environnementaux (incluant les catastrophes naturelles), les risques liés aux compétences des personnes, l'instabilité politique et économique (sur tous les sites où est implantée l'entreprise), les risques en matière de santé et de sécurité, etc.
Ces spécialistes insistaient sur la nécessité de mettre en place des processus, méthodes, outils et ressources, dans l'idéal sous l'égide d'un risk manager, afin de gérer chacun des risques identifiés pour l'éliminer, le diminuer, le transférer, ou l'accepter.
Il est compréhensible que, confrontés à une situation exceptionnelle, comme cette crise sanitaire que nous traversons, et dont l'ampleur et les conséquences nous rappellent notre vulnérabilité, nous soyons tentés par des démarches visant à maîtriser, le plus possible, notre exposition aux risques de toute nature. Toutefois, et même si pour reprendre un slogan cher à Claude Lelouch, "le pire n'est jamais décevant", se préparer au pire est-elle la meilleure approche pour gérer l'incertitude ?
A l'automne 2008, le dirigeant d'une entreprise industrielle, très réceptif aux conséquences potentielles de la crise des subprimes, avait mobilisé son équipe de direction par un discours solidement étayé et illustrant un scénario pessimiste. Après avoir affirmé que "[notre] première responsabilité [était] de réduire [notre] risque", il avait demandé à chacun de décliner cette exigence dans son périmètre.
Que peut être, au nom de la responsabilité, l'impact d'injonctions comme "tout faire pour ne pas perdre ce client important", "ne pas investir sans l'assurance d'un ROI à très court terme", "réduire sa masse salariale pour faire face à un possible trou d'air du marché", "limiter son activité d'innovation", "restreindre les ressources dédiées au développement commercial",… Le sportif donnera-t-il le meilleur de lui-même s'il pense surtout à éviter de se blesser ? L'élève pilote pourra-t-il progresser si son instructeur est paralysé par le risque du lâcher ? Quelles limites donnerons-nous à nos ambitions si nos actions visent, avant tout, à ne pas tomber malade ?
Et puis, cette approche ne justifierait-elle pas, en totale cohérence avec son intention, la mise en place de règles, limitant les marges de manœuvres décisionnelles, et du même coup l'exercice de la responsabilité ? Nous reviendrons sur ce sujet lors d'une prochaine chronique.
Au-delà du fait que ces formulations activent paradoxalement les représentations de ce que nous cherchons à éviter (cf. la chronique N comme… formulation Négative), elles alimentent une posture défensive réduisant l'impact et la conquête. Attention, nier le risque et adopter une attitude insouciante en dénonçant "les empêcheurs de mener ses affaires en rond" n'est sûrement pas un antidote responsable et efficace ; en revanche, mobiliser prioritairement une équipe sur une démarche visant à se préparer au pire… cela ne relève-t-il pas d'une névrose d'angoisse, biaisant le processus de décision des personnes qui contribuent à la performance de l'entreprise ?
Assumer une responsabilité (ou en d'autres termes, garantir un résultat), ne consiste-t-il plutôt pas à intégrer une "certaine" part de risque dans son activité. J'ai en tête cette petite phrase entendue pendant près de 15 ans, à différents niveaux, au sein d'un groupe industriel dans le domaine de l'aéronautique, du spatial et de la défense : "le claquement sec du parapluie qu'on ouvre est préférable au grondement sourd du plan de carrière qui s'effondre". Je suis convaincu qu'elle a influencé les décisions et les comportements de nombreux dirigeants, et probablement pas dans le sens de l'audace et de la conquête…
A la formule de Claude Lelouch, j'ai plutôt envie d'opposer celle de Didier Decoin dans La dernière nuit : "Il n'est rien de pire que d'imaginer le pire". Prévoir le pire pour gérer l'incertitude… N'est-ce pas finalement prendre un risque déraisonnable ?