C comme... Cohésion
Par Frédéric SOS - 11 nov. 2019

"Et pourtant, nous nous entendons bien !"

L'ambiance était lourde à l'occasion de cette première rencontre avec l'équipe de direction, complètement masculine, de cette entreprise du BTP, incontournable sur le plan régional et reconnue pour une expertise l'amenant à intervenir sur des monuments historiques.
L'histoire de cette entreprise avait été chaotique, mais depuis une dizaine d'années, le dirigeant avait constitué une nouvelle équipe qui semblait bien écrire les pages d'une success story. Pourtant, les gros chantiers, fruits d'une stratégie audacieuse et différenciante, ainsi que d'une dynamique commerciale offensive, avaient "subitement dérapé", tout en captant les ressources qui avaient manqué au reste de l'activité. L'entreprise vivait une situation de retournement brutale: l'enthousiasme optimiste qui avait caractérisé la fin de l'année précédente faisait place, moins de 10 mois plus tard, à un pessimisme résigné.
Les propos étaient amers, les allusions et les reproches alimentaient une tension qui ne semblait contenue que par ma présence. Le verdict du dirigeant, énoncé en synthèse de nos échanges, était sans appel : cette équipe avait échoué, gâchant un potentiel sur la base duquel il avait pris des engagements désormais intenables auprès de l'actionnaire. Et de conclure par un désarmant : "et pourtant, nous nous entendons bien !".
Les entretiens individuels qui ont suivi ont mis en évidence une culture basée sur la qualité de l'ambiance; les réunions étaient avant tout perçues comme "des bons moments", permettant de valoriser la communauté d'intérêts et la convergence de vues. Les nouveaux membres de l'équipe étaient intégrés par cooptation. En fait, chacun m'avoua avoir ressenti des doutes, des désaccords, des inquiétudes même, et cela depuis son arrivée, sans oser rompre le charme de cette belle harmonie, "rare dans une entreprise du bâtiment" et perçue comme indispensable à l'efficacité de l'équipe et de l'entreprise. Le bras droit du DG, un jeune et brillant centralien, directeur de travaux évoqua le scepticisme qu'il avait développé à l'égard de la stratégie, "dès le début". Surpris par cette révélation, je lui demandais ce qui l'avait poussé à s'associer sans la remettre en cause à sa mise en œuvre : "Je l'ai fait pour ne pas déclencher de conflit et par loyauté pour mon DG !" répondit-il comme une évidence, même s'il reconnaissait maintenant l'impact désastreux de cette posture. Nous reviendrons dans une prochaine chronique sur la façon d'envisager la loyauté au sein d'une équipe de direction...
La fin de cette histoire n'est pas très glorieuse, mon intervention s'étant limitée à stimuler le contexte le plus satisfaisant possible pour l'intégration de cette filiale au sein du Groupe.
Cette équipe était pourtant composée de personnes brillantes et engagées, néanmoins, elle me semble avoir été victime de la confusion entre cohésion et bonne entente.
Contrairement à une croyance très répandue, la confrontation ne constitue pas l'antichambre du conflit. Elle ne peut pas s'apparenter à l'affrontement, avec lequel elle est souvent confondue, qui lui, est structuré autour d'un rapport de force et d'une recherche de domination ou de hiérarchisation au sein d'un système.
La confrontation, qui se révèle alors comme l'exact contraire de l'affrontement, illustre une intention constructive. Cet enjeu ne date pas d'hier. Zénon d'Élée (plus de 400 ans av. JC), invente - selon Aristote - la Dialectique, ce raisonnement qui cherche à approcher la vérité en défendant successivement des thèses opposées. Platon fait de la Dialectique une science reposant sur la confrontation de plusieurs positions afin de dépasser l'opinion (la doxa) et de parvenir à une véritable connaissance, compréhension des choses. Certains d'entre nous se rappellent sûrement de l'ouvrage de Platon Le Banquet, dans lequel il décrit les prises successives de parole de Socrate et des participants au cours d'un banquet pour définir ce qu'est l'Amour. D'ailleurs, en parlant d'amour, quel avenir donneriez-vous à un couple dont aucune confrontation ne vient jalonner l'évolution ?
En réalité, les confrontations sont indispensables à la recherche d'accords, de positions communes et d'alignement notamment au sein d'une équipe de direction. Le but n'étant alors pas forcément de mettre tout le monde d'accord, mais de renforcer le processus de décision et d'éclairer la personne responsable de la décision (cf. D comme... Décision).
Il est donc improductif, voire dangereux, d'éviter ces temps de débats contradictoires, caractérisant les équipes les plus performantes dans la durée. Je suis parfois interloqué par les objectifs d'actions prétendument de Team Building visant, selon les termes d'une proposition faite récemment à l'équipe d'une jeune société, à "fluidifier le fonctionnement au sein de l'équipe et en gommer les aspérités".
Gommer ces aspérités ne profiterait qu'à des personnes incapables de prendre des décisions et se réfugiant derrière l'unanimité ou l'expression du consensus mou, ou à des personnes dominantes (pas forcément des "pervers narcissiques") voulant s'assurer de la passivité ou de la dépendance de leurs "sujets", ou alors à une personne gentille et animant son équipe de direction comme une "bande de potes", ce qui nous ramène à notre exemple.
L'existence de débats contradictoires, à condition qu'ils soient menés dans le respect de l'interlocuteur et qu'ils donnent lieu à des positions argumentées et non assenées de façon dogmatique, reste, à mon avis, un des indicateurs incontournables d'une équipe dirigeante performante.
A ce titre, trouver des contradicteurs s'avère souvent bien plus utile pour le dirigeant que de se contenter de "loyaux sujets" complaisants.