Par Frédéric SOS - 26 juillet 2019

"Le CoDir, c'est l'instance de décisions !"

J'apprécie particulièrement le premier contact avec une équipe de direction. Depuis une dizaine d'années, je privilégie l'observation d'une séquence collective pour explorer les modes de fonctionnement et le positionnement de chacun de ses membres; d'autant que la présence d'un tiers perçu comme expert renforce la mobilisation des pratiques et des comportements les plus valorisés au sein de cette équipe, agissant alors comme une loupe qui grossirait les indicateurs de la culture et des modèles de l'équipe.
"Comment saurai-je que ce CoDir a été efficace ?" est la question que je pose systématiquement avant de me faire oublier le temps de la réunion. "Vous le saurez au nombre de décisions que nous aurons prises" est la réponse que j'obtiens 9 fois sur 10.

Au début du mois de juin dernier, j'ai observé pour la première fois l'équipe de direction d'une ESN (l'appellation Entreprise de Services du Numérique a désormais pris le pas sur la traditionnelle SS2I). Après avoir posé la question rituelle et obtenu la réponse habituelle, j'ai observé les 8 membres de l'équipe apporter un soin particulier à mettre des sujets sur la table pour décision. A la fin de la réunion de 2 heures, nous avons engagé un échange visant à partager observations et analyses. Ils se disaient satisfaits d'une réunion qu'il trouvait particulièrement efficace. "Jugez-donc ! Nous avons pris 7 décisions en 2 heures, et dont le relevé est particulièrement explicite : pour chacune d'elle, une personne pilotera sa mise en œuvre, avec des échéances et des critères de mesure de l'efficacité de l'action associée. Un modèle du genre, non ?". Un modèle, assurément... mais un modèle de quoi ?

Qu'avais-je réellement observé ? Des personnes pourtant impliquées et connaissant leurs sujets, selon toute évidence, avaient proposé des options de décisions ou avaient évoqué des difficultés auxquelles elles étaient confrontées... Cette "liste de courses" bien préparée était livrée au DG, un homme exerçant un leadership affirmé, sans pour autant se montrer méprisant ni dominant; un homme sympathique en somme, mais qui pendant 2h00 s'était positionné, avait tranché et décidé. Était-ce vraiment à lui de prendre les décisions qui avaient été prises ? Le processus de décision avait-il pris appui sur une dynamique collective ? Je ne le crois pas.

Il n'y avait eu que peu de débats entre les membres de l'équipe, ce qui probablement expliquait le nombre de décisions prises, simplement des "acteurs coopérants", apportant tous les éléments à leur DG, afin de l'amener à se positionner.

En leur restituant ce constat, et en ajoutant que je pensais avoir assisté à une "entreprise de déresponsabilisation" durant laquelle chacun s'était soustrait à la responsabilité qui était la sienne, en amenant son patron à prendre une décision qui aurait probablement due être prise à son niveau, j'ai senti tout le poids de la déception que je créais. D'autant que le DG a profité de ce moment pour partager à quel point il avait le sentiment que trop reposait sur lui, ce qui n'était pas son intention, et qu'il apprécierait plus d'autonomie de la part de ses collaborateurs directs... Ce dont son comportement pendant la réunion n'avait pourtant pas été particulièrement démonstratif.
Cet échange a eu la vertu d'amener les membres de l'équipe à clarifier leur engagement, unanime cette fois, à faire évoluer cette situation. Le travail est en cours...

Il est possible que de nombreuses équipes se reconnaissent dans cette illustration. A l'origine, une probable confusion entre instance de décisions et instance des décideurs. Dans le premier cas, c'est la décision qui est privilégiée, chacun se positionnant en contributeur d'une décision prise par la personne incarnant l'autorité. L'instance des décideurs mobilise chaque membre de l'équipe sur sa latitude décisionnelle : le groupe intervient alors en appui à la personne devant prendre la décision. En effet, quand le débat, l'expression des désaccords et la clarification des positions respectives sont possibles, le Comité de Direction est sûrement le lieu privilégié pour permettre à chacun d'éprouver son analyse, ses positions et sa décision à la lumière des objections, des arguments contradictoires et des variations d'angles de vue stimulées par les participants.

Je voudrais rendre hommage ici au Président d'un constructeur automobile, maître dans l'art de mobiliser son CDG (Comité de Direction Générale) sur ce registre. Il avait, d'ailleurs, pris l'habitude, quand aucune objection n'était exprimée à l'issue d'une présentation de réprimander - vertement - l'organisateur de la réunion arguant qu'une réunion sans débat n'avait aucun intérêt : "si nous sommes tous d'accord sur le sujet, pourquoi organiser une réunion et faire perdre du temps à tous les participants ? La diffusion d'une simple information aurait suffi". À l'issue d'une présentation - courte, l'homme étant adepte des "seven minutes meetings" illustrés par une seule slide - il stimulait l'émergence du débat, qu'il alimentait d'ailleurs aussi lui-même. Après 15 à 20 minutes d'échanges, parfois vifs, il se tournait vers la personne en charge de la décision et lui posait la question :"as-tu maintenant tous les éléments dont tu as besoin pour prendre ta décision ?". La personne interpellée exprimait parfois le besoin de devoir y réfléchir encore, mais bien souvent, sa réponse affirmative amenait le dirigeant à introduire le sujet suivant. Au début de mon travail avec cette équipe, j'avais été surpris qu'il n'exige pas l'explicitation de la décision; en fait, sa priorité était seulement de vérifier que la personne devant décider était en situation de le faire, lui laissant alors la liberté des modalités de diffusion et de mise en œuvre de cette décision.

Au-delà de la marque de confiance, j'ai acquis la conviction que la principale valeur ajoutée d'une équipe de direction est de s'assurer que les décisions se prennent, et qu'elles se prennent au niveau où elles doivent être prises (pas forcément par un membre du CoDir d'ailleurs). Et puis, alimenter une culture du débat, n'est-ce pas un excellent moyen de favoriser l'émergence de décideurs "éclairés" ?