F comme... Focalisation sur l'aléa
Par Frédéric Sos - 20 nov. 19

"S'il n'y a pas de neige, nous ne vendrons pas de skis !"

Juillet 1991... Je suis alors un (encore) jeune consultant...
Il fait déjà chaud en ce début de matinée dans le petit hôtel de la région de Grenoble dans lequel l'équipe commerciale de ce fabricant de skis a décidé de se réunir pendant une journée et demie, sous l'impulsion de son directeur, pour répondre aux inquiétudes du Comité de Direction. L'entreprise vient de prendre de plein fouet l'impact désastreux de deux années de méventes, dont l'explication la plus évidente semble être le manque de neige pendant les hivers 89/90 et 90/91.
Le réseau de distribution, avec qui l'équipe de ventes reste très connectée, envisage cette troisième saison de façon très prudente. Dès le début des échanges, ces 9 solides gaillards (des sportifs accomplis, certains ayant même un joli palmarès dans la discipline) ont le moral en berne. Le café d'accueil pris au bord de la piscine ne suffit pas à soulever l'enthousiasme. La première matinée est décevante et, particulièrement pour moi qui l'anime. Pour être clair, au moment du déjeuner, je n'ai pas réussi à enrayer le pessimisme de l'équipe dont les membres tournent en boucle sur l'étendue des difficultés auxquelles ils sont confrontés, et de celles qui s'annoncent.
Le déjeuner alimente la liberté de ton et dès le début de la séquence de l'après-midi, je suis interpelé par un des participants de la manière suivante : "écoute Frédéric, il faut que tu comprennes une chose : s'il y a de la neige, nous ferons une bonne saison et nous irons un peu mieux; s'il n'y a pas de neige, nous ne vendrons pas de skis et nous serons dans une situation encore plus difficile !".
Dérouté par ce fatalisme et déterminé à rompre ce climat menaçant la réussite du séminaire, je prends alors le parti de la provocation. Une très rapide approximation m'amène à évaluer le coût de cette "force de vente", qui se déclare impuissante, à 2 millions de francs. Je me tourne alors vers le Directeur Commercial et, avec une certaine emphase, lui demande s'il est prêt à prendre immédiatement une décision en mesure de lui rapporter pratiquement de quoi éponger les pertes de l'année précédente. Il s'y engage. Je lui propose alors de décider, là maintenant, de licencier toutes les personnes autour de la table.
Le silence qui suit est long, lourd et pesant. La stupeur est immense. Le regard de mon interlocuteur, que je n'ai pas quitté des yeux, passe alternativement de moi aux membres de l'équipe; il m'avouera par la suite s'être demandé à ce moment-là lequel m'attraperait le premier pour m'accrocher au porte-manteaux. Profitant de ce moment de déstabilisation, j'avance mon explication : "s'il n'y a pas de neige, vous reconnaissez vous-même que vous ne pourrez rien faire pour endiguer l'aggravation de votre situation; vous êtes trop attachés à cette entreprise pour lui imposer alors le poids inutile que représente pour elle vos salaires, vos charges et les frais que vous générez. Si la neige tombe, vous êtes convaincus que les ventes se feront. Il suffira alors de servir la demande, ce qui me parait facile si j'en juge par le volume de vos stocks; alléger l'entreprise des coûts que vous représentez lui permettra alors de restaurer plus rapidement sa performance économique... peut-être même pourrions-nous envisager de compenser les pertes de ces deux dernières années". Cette fois, la réaction est immédiate et celui-là même qui m'avait interpelé, et qui devait maintenant faire face aux regards courroucés de ses co-équipiers réagit par un "ce n'est pas si simple Frédéric, bien sûr que nous pourrons faire quelque chose d'efficace cette année !".
Le séminaire a vraiment commencé à ce moment-là, et l'après-midi s'est révélée particulièrement enthousiasmante et constructive. L'équipe a notamment inventé un système de livraison, en présaison avec conditions particulières et engagement de reprise, assez astucieux, qui a inauguré les premières livraisons dans l'histoire de l'entreprise dès la fin du mois d'août. Par chance, cette année-là, la neige est tombée très tôt dans la saison, et même si elle s'est montrée une nouvelle fois capricieuse par la suite, l'entreprise livrait un réassort au moment où les concurrents effectuaient leurs premières livraisons. L'essentiel était là : accepter de réassocier la réussite avec la survenue d'un aléa.
Les dirigeants de cette entreprise s'étaient coincés dans une logique les amenant à déléguer leur performance à la neige ! Il serait aberrant de nier l'impact de ce facteur sur la demande mais, en en faisant l'unique critère d'efficacité, ils s'engageaient dans une spirale limitant leur combativité, leur impact,... et leur moral.
Cette tendance à lier le sort de l'entreprise à un facteur unique est fréquente. Je me souviens de l'entité française d'un constructeur automobile suédois misant son avenir sur le succès de son nouveau modèle, d'un industriel de l'énergie s'en remettant à l'impact d'une nouvelle génération d'équipement, d'un laboratoire spéculant sur le développement d'une pathologie hivernale pour booster les ventes d'un produit en pointe sur ce segment, d'un promoteur immobilier axant toute sa stratégie sur l'adoption du prêt à taux 0, ou encore d'une SSII faisant le pari de l'émergence d'une nouvelle technologie "dont tout allait dépendre". Une culture d'entreprise favorisant la justification et la difficulté à assumer ses responsabilités privilégiera plus particulièrement l'aléa externe, celui sur lequel on n'a pas prise : la météo, le risque politique, les exigences de la digitalisation, ou l'apparition brutale d'obligations réglementaires.
Parmi les équipes de direction que j'ai observées, celles qui réussissaient le plus à déconnecter la performance de l'entreprise à un aléa externe, fut-il particulièrement impactant, se sont bien souvent montrées les plus "manœuvrantes" et in fine les plus efficaces dans la gestion des contraintes et des crises. La préoccupation la plus constructive, devenant non pas seulement de se demander "comment réussir en dépit de", mais bien d'explorer "comment tirer profit de".