G comme... Golf
Par Frédéric Sos - 28 février 2020
"Je serai un bon dirigeant quand je passerai mes journées à jouer au golf !"
William est un dirigeant extraordinaire. Il se distingue notamment par : la très bonne connaissance de ses dossiers, son niveau d'implication opérationnelle personnelle allié à un haut niveau d'énergie, un esprit aiguisé et vif, un engagement viscéral à délivrer les résultats, sa maîtrise des données économiques, le sens du marché et un prisme d'analyse multi focales l'amenant à appréhender rapidement une situation dans sa globalité, tout en se montrant capable d'explorer un point de détail jugé clé. CEO d'un pays quand nous nous sommes connus, William a gravi les échelons vers des responsabilités plus globales au sein du Groupe qui l'emploie.
Le début d'une success story ? Pas tout à fait… Ses collaborateurs se plaignent de son exigence et de son "micro-management" : il est omniprésent et incontournable, son souci de maîtrise l'a amené à mettre en place des dispositifs de reporting très contraignants, son périmètre de décisions est très large et, nombreux sont ceux, pourtant des professionnels de qualité, qui déplorent la limite de leur autonomie et ressentent ses pratiques comme un manque de confiance. De fait, William est surmené, s'implique tous azimuts, ce qui se répercute sur son comportement parfois perçu comme brutal, lui pourtant si sensible… Et puis, en dépit de ses efforts, il faut bien reconnaître que tout ne fonctionne pas comme il le voudrait et que les résultats ne le satisfont pas complètement.
Au fur et à mesure de ses prises de conscience, William, pas plus complaisant envers lui-même qu'à l'égard des autres, acquit alors la conviction qu'il ne réussissait pas à atteindre le niveau d'efficacité qu'il recherchait dans son métier, ce qu'il résuma d'un laconique : "je serai un bon dirigeant quand je passerai mes journées à jouer au golf !".
William n'est pas le seul dirigeant à arriver à cette conclusion. Un "bon" dirigeant se reconnaît-il à l'indépendance dont font preuve ses équipes ? En d'autres termes, réussir à se rendre inutile à la bonne marche de son entreprise doit-il devenir le graal suprême témoignant de son aisance à diriger ?
Je garde le souvenir de ce DAF d'un important groupe français sur lequel son président émettait quelques doutes : 14 mois après son arrivée, il n'avait pas réussi à convaincre ses pairs et "à se hisser au bon niveau". Dès notre première rencontre, définir ses propres responsabilités, c'est-à-dire expliciter les résultats dont il était personnellement garant, avait été un exercice difficile. Après n'avoir réussi qu'à évoquer des responsabilités qui était en fait celles de ses principaux collaborateurs, il m'avait lâché un laconique "mais en fait, je ne suis responsable de rien, alors !"; ce qui, au passage, confirmait le diagnostic de son président (qui s'était néanmoins bien gardé de le partager avec le principal intéressé…).
En prenant son poste, cet homme brillant et très impliqué, avait surtout cherché à fiabiliser son intégration en investissant des périmètres, déjà entre les mains, plutôt expertes, des membres de son équipe. Ce faisant, il s'était écarté de là où on l'attendait vraiment, à son niveau à lui, et avait réussi à susciter un certain agacement au sein de son équipe, dont les membres les plus efficaces vivaient mal les incursions de leur jeune directeur dans leur propre périmètre de responsabilités.
Aurait-il fallu lui conseiller d'aller renforcer son swing sur le green ? Cela aurait probablement contribué à lui faire prendre l'air… et à en redonner un peu aux membres de son équipe.
Là réside probablement une partie de l'ambiguïté… L'idée de développer l'autonomie de ses collaborateurs et leurs marges décisionnelles, dans la mesure où l'on a affaire à des personnes aptes à assumer les responsabilités confiées, conduit très certainement à renforcer la performance de l'organisation. Il est probable également que son agenda puisse s'alléger, délesté alors de responsabilités assumées par d'autres. En revanche, il n'est pas certain qu'il puisse alors consacrer tout son temps à ses loisirs. D'abord, sa responsabilité managériale demeure : il s'agit de garantir l'efficacité personnelle de chaque membre de son équipe, ce qui n'est pas rien; ensuite, il pourra d'autant mieux se focaliser sur sa valeur ajoutée spécifique, au niveau qui est le sien. Mais au fait, quelle est donc cette responsabilité spécifique ?
Cela me renvoie à ce que mon ami Nello-Bernard Abramovici avait appelé, au début des années 90, la question essentielle du dirigeant : "de quoi je me mêle aujourd'hui ?"; question intégrant à la fois "à quoi vais-je devoir impérativement m'atteler aujourd'hui ?" et "de quoi ne vais-je surtout pas devoir m'occuper ?". Sur le fond, cette question, dont la formulation peut s'adapter à la perspective de temps privilégiée (la journée, la semaine, le mois, l'année ou même davantage), permet souvent d'accéder à une représentation de son rôle, bien différencié de celui des membres de son équipe.
Bon, mais si vous ne trouvez pas la réponse… Vous pourrez toujours aller faire un golf !