O comme… Oublier
Par Frédéric Sos - 2 janvier 2021
"Bien vite oublier l'année 2020 !"
Lors d'une communication à ses équipes à la fin du mois de décembre dernier, la dirigeante d'une entreprise de service formulait comme résolution de "bien vite oublier l'année 2020 et faire table rase de son impact pour se tourner vers la prochaine".
Il est vrai que cette entreprise a été particulièrement touchée par l'impact des mesures sanitaires prises dans le cadre de la lutte contre le SARS-CoV-2, et que son exercice fiscal 2020 sera le premier de son histoire à être déficitaire.
Pourtant, mettre à distance ces événements, aussi désagréables ont-ils été à vivre, constitue-t-il la meilleure façon d'en extraire les apports et d'en tirer tous les enseignements ?
Jugez plutôt. En dépit des difficultés rencontrées, cette équipe de Direction a travaillé et beaucoup appris sur la façon de gérer une situation de crise plombant brutalement l'activité et la performance économique, alors que les fondamentaux de son business model et ses perspectives de développement restent favorables. Elle a réussi à se mobiliser sur une dynamique d'adaptation à court terme, en prenant notamment d'indispensables mesures d'ajustement budgétaire, tout en maintenant une bonne partie de l'investissement et en préservant les ressources clés pour la concrétisation de ses perspectives à moyen terme.
Comme dans la grande majorité des Comités de Direction que j'ai pu observer cette année, le confinement du mois de mars a provoqué une cohésion et une forte solidarité entre les membres de l'équipe, probablement pour faire front devant une situation de crise sans précédent. Cette cohésion a permis d'obtenir rapidement une convergence, non seulement sur les premières décisions d'adaptation au contexte, mais aussi sur des principes structurant ces décisions. Par exemple, tout ajustement sur les effectifs, vécu comme trop pénalisant pour le développement à moyen terme, a été exclu d'emblée.
Ce renforcement de la cohésion, correspondant probablement au besoin de stabilité et de connivence face à une situation difficile, n'est souvent que transitoire ; au moment où l'équipe retrouve une impression de contrôle de la situation, la dynamique évolue. Le déconfinement du mois de mai a ainsi constitué une articulation délicate dans le fonctionnement de certaines équipes. Comme un recul par rapport à cette si belle unité que ses membres avaient su trouver face à l'adversité, ou parce que cet "état de grâce" a parfois alimenté le fantasme si séduisant de l'obtention de l'accord unanime au sein du groupe, des conflits ont été fréquemment observés, parfois jusqu'à créer des situations de ruptures…
Dans notre exemple, ce Comité de Direction a retrouvé la culture du débat qui caractérise son fonctionnement, et qui lui a permis de capitaliser sur les enseignements de cette période, en différenciant notamment les mesures d'adaptation conjoncturelles, qui n'ont pas vocation à se pérenniser, et les évolutions répondant à des tendances structurelles, qui elles, devront être alimentées.
L'entreprise a notamment effectué deux avancées que la dirigeante juge majeures :
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l'accélération de la montée en puissance du e-service, réformant assez profondément les canaux de distribution et de production des prestations auprès des clients,
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l'adoption de pratiques de télétravail, novatrices dans cette organisation, prenant en compte le mieux possible les bénéfices et les inconvénients repérés durant cette expérience.
Le télétravail et son utilisation dans l'entreprise a suscité beaucoup de désaccords au sein de l'équipe dirigeante. Son instauration a permis la limitation des déplacements entre les différents sites et la réduction de la surface des locaux occupés par le Siège, constituant ainsi un premier bénéfice reconnu ; par ailleurs, la maîtrise des outils de e-service ont permis aussi d'envisager de renforcer la part de production effectuée à distance auprès des clients et de profiter du gain de rentabilité associé. En revanche, au-delà de l'intérêt à court terme sur la continuation de l'activité pendant le premier confinement - et même d'une hausse de productivité mesurée pendant les 8 premières semaines (puis d'une dégradation ensuite) -, l'impact sur les dynamiques de fonctionnement d'équipes dont les membres sont habitués à de fréquentes interactions, a constitué une limite à un déploiement plus large du dispositif. Par ailleurs, un risque majeur a été repéré : la menace d'une externalisation d'activités tertiaires vers des pays à faible coût de main d'œuvre, tout particulièrement dans leur métier, pourtant à forte valeur ajoutée intellectuelle et relationnelle. Dans l'instruction de ce sujet délicat, la qualité des débats et la prise en compte des objections ont fortement contribué à la pertinence et au caractère nuancé des solutions trouvées.
Il apparaît que jeter le voile de l'oubli sur cette période difficile n'aurait sûrement pas permis d'en extraire autant d'éléments constructifs ; en revanche, la capacité de l'équipe à s'aligner sur des principes structurants ("critères hautement valorisés"), puis à confronter des visions différentes et à débattre des contradictions a assurément constitué un levier déterminant de "rebond".
Durant cette période, nous avons pu observer que les équipes au sein desquelles la culture du débat est valorisée sont celles qui ont mieux su gérer la période du déconfinement et tirer profit d'adaptations, pourtant expérimentées sous la contrainte.
Encore un élément pour illustrer que le "bien s'entendre" ne veut certainement pas dire "penser la même chose".