par Frédéric SOS - 15 juillet 2019

"Le problème, c'est que nous n'avons pas de stratégie !"

Sur le podium des arguments assénés comme justifiant sans aucune équivoque une performance décevante, ce constat sans appel présente l'énorme avantage de pouvoir être utilisé à tous les niveaux de l'entreprise, et jusqu'aux membres du Conseil d'Administration... la responsabilité en incombant, bien sûr, à une autre strate que celle à laquelle on appartient.
Puisque ce sont avant tout les maux du CoDir qui nous préoccupent ici, nous nous intéresserons aux situations où ce diagnostic cible les dirigeants (nous appelons dirigeants les personnes membres de l'Équipe de Direction).

Quand le constat est fait par le Conseil d'Administration, le scénario parait bien rôdé : il justifie alors des orientations privilégiant une logique financière, la rentabilité à court terme permettant alors de valoriser le "earning per share" tant valorisé par l'actionnaire. Pas de surprise pour les dirigeants de l'entreprise, qui saluent alors (même si elle apparait souvent contraignante) une approche "exigeante, visant à renforcer la solidité de l'entreprise". Cette approche renforce-t-elle réellement la solidité et la pérennité de l'entreprise ? Nous aurons l'occasion de revenir sur ce point lors d'une prochaine chronique...

Les dirigeants se sentent davantage remis en cause dès lors que le constat émane de leurs propres équipes : "Ils ne savent pas où ils vont", ou "à quoi cette quête de performance nous amène-t-elle vraiment ?". Quand ces feedbacks remontent aux dirigeants, ils réagissent parfois avec incompréhension et font référence à des communications récentes, et à la formalisation de PMT (plans à moyen terme).

"Mais les choses sont parfaitement claires dans le plan 2021 [prononcer vingt vingt et un]" m'objectait en janvier dernier le dirigeant européen d'un groupe textile, "nous avons prévu, d'ici le 31 décembre 2021, de booster le Retail en ouvrant 30 boutiques (et en en rénovant autant), de doubler la part de l'e-commerce, d'optimiser nos achats et de renforcer notre présence dans certains pays pour gagner 10 points de marge ! Ce plan a même fait l'objet d'une déclinaison en plans d'action opérationnels dans chaque pays et dans chaque service, que nous suivons dans nos Business Meetings ! Tenez, je vais vous montrer... ". Un plan qui se décline en plans... Une prochaine chronique sera dédiée à cette utilisation des plans.

Tout était clair au niveau du comment. Mais la préoccupation des équipes n'était pas de cette nature; ce qu'ils nommaient Stratégie concernait plutôt l'Ambition de cette entreprise, la vision de ce qu'elle deviendrait sur le marché, en interne, de sa valeur ajoutée, et peut-être même de son utilité sociale d'ici quelques années. Une stratégie, oui bien sûr, mais pour quoi faire ? Pour obtenir quoi ? Arriver à quoi ?

La confusion est fréquente entre la stratégie, de l'ordre du comment, et cette dimension prospective, au cœur de la responsabilité des dirigeants, regroupant les réponses à la question "qu'avons-nous envie de réussir ensemble à moyen terme avec cette entreprise ?" ou, pour revenir à notre exemple : "que serez-vous fiers d'avoir réussi avec cette entreprise d'ici le 31 décembre 2021 ?". La stratégie évoquée n'apparaissant alors "que" comme un levier de concrétisation, au service de cette ambition.

Renoncer à expliciter cette Ambition laisse souvent le champ libre, la nature ayant horreur du vide, aux ambitions de l'actionnaire : le quête du dividende, la recherche d'une rentabilité à court terme, à 1 an, parfois même au quarter, avec les conséquences que l'on connait sur l'investissement, la prise de risque entrepreneuriale, l'engagement des collaborateurs... et l'éthique.
Quand Matthias Müller, à la tête du Groupe Volkswagen déclare, dans une interview à l'hebdomadaire Wirtschaftswoche que "cette obsession des exemplaires écoulés et de toujours viser de nouveaux records de ventes a peu de sens, de mon point de vue... que l'on soit numéro un, deux ou trois en volume, cela m'est égal» n'écorne-t-il pas la stratégie du dirigeant précédent, Martin Winterkorn, qui ayant juré de dépasser Toyota avant la fin 2018, avait engagé une course à la taille et des exigences techniques, perçus depuis comme alimentant la pression ayant abouti au scandale des moteurs truqués. Alors qu'en affichant l'Ambition de permettre à tout le monde de rouler en voiture électrique et, pour cela, d'être en capacité de vendre 1 million de véhicules électriques par an à partir de 2025, l'Entreprise mobilise fortement ses équipes en interne et impacte positivement son image sur le marché.
En effet, ce PPCM (plus petit commun multiple) des envies des membres de l'équipe de direction fédère l'action collective, non seulement de l'équipe elle-même, mais aussi, de tous les acteurs de l'entreprise.
Parmi les équipes de direction avec lesquelles j'ai travaillé, je garde le souvenir de certaines particulièrement performantes, des Dream Teams avec une qualité de fonctionnement particulièrement différenciante. A chaque fois, ses membres étaient animés par une Ambition, un rêve pour leur entreprise qui stimulait l'engagement et explicitait le sens de l'action collective.