V comme... Valeurs
Par Frédéric Sos - 17 janvier 2020
"Expliciter nos valeurs nous soude !"
Je suis étonné de constater à quel point l'exercice consistant à recueillir et à mettre en avant les valeurs de l'entreprise reste autant investi au sein des équipes de direction. D'ailleurs, nous observons que le moment auquel les responsables de la DRH (l'impulsion vient souvent de là) décident d'y recourir n'est pas neutre : il s'agit bien souvent du moment où une érosion, voire une perte de ces valeurs est constatée. Tentative pour les "retenir" ? Quand la Direction de la Communication externe s'investit également dans la démarche, le résultat de ce travail fait alors l'objet d'une médiatisation à l'extérieur de l'entreprise. Dans quel but ? Renforcer la qualité de son image ? Compenser certains aspects peu valorisants de l'entreprise ? Chercher à en faire un élément déterminant de son attractivité ?
Si j'ai parfois observé des échanges riches entre les personnes investies dans le travail d'exploration et d'explicitation des valeurs, je reste, en revanche, sceptique concernant l'apport réel de la formalisation finale à la cohésion et à l'évolution des pratiques au sein de l'entreprise. En effet, quelle que soit l'intention d'engager cette démarche d'explicitation des valeurs, et quel que soit le niveau d'implication de l'équipe dirigeante dans l'exercice, nous constatons bien souvent une formalisation du résultat assez banale : généralement 4 ou 5 valeurs résumées par un mot, emblématique certes, et accompagnées de quelques lignes explicatives, affirmatives voire franchement justificatives.
Dans le cas de cette entreprise du secteur du transport et de la logistique, 4 mots clés assortis d'un commentaire. Par exemples :
-"L'entreprenariat : chez… chacun se conduit en entrepreneur animé par le désir de relever des défis ambitieux, en exprimant son sens des responsabilités, son goût de la performance et sa capacité d'innovation. L'initiative, la prise de risque, la rigueur de gestion guident l'action au quotidien". Ou encore,
-"La solidarité : chez… le progrès individuel est indissociable du succès collectif. Parce que les challenges se gagnent en équipe, chacun dans la conduite de sa mission, fait preuve de transparence, d'intégrité et de loyauté".
Les 2 autres mots clés étaient l'engagement et l'excellence. Que reste-t-il après la lecture de ces textes ? La volonté supposée d'intégrer un maximum de paramètres crée de la confusion. Interrogés à l'occasion d'une intervention, les cadres dirigeants nous ont avoué ne pas en avoir retenu et fait grand-chose. Une directrice, pourtant une des personnes présentes les moins critiques à l'égard de la démarche, nous avoua même que sa participation avait exclusivement consisté à coller les 4 affiches fournies dans la salle de réunion principale de son site.
En 2014, un groupe de service avait constitué une task force de 14 personnes pour élaborer, sous l'égide de la Directrice des Ressources Humaines, le "référentiel des valeurs de l'entreprise". Quelques mois plus tard, leur travail était présenté à l'équipe dirigeante sous la forme d'une longue phrase habilement formulée et intégrant les 4 valeurs auxquelles ils avaient abouti. Après une bonne minute de silence, le DG demanda à la DRH à quoi allait servir ce travail; visiblement gênée par la question, elle répondit, sur le ton de l'évidence : "expliciter nos valeurs nous soude !".
Pourquoi pas… une de ces valeurs, posée comme la pierre angulaire de la culture de l'entreprise était le courage. La prenant au mot, j'ai soumis à l'équipe 3 situations récemment rencontrées durant mes interventions, en leur demandant si elles illustraient ou non cette valeur. Les situations étaient les suivantes :
-le DG d'une importante structure publique d'investissement prend un engagement de bonnes fins, concernant certains dossiers, à l'égard des services du 1er ministre, sans prendre en compte les doutes et les alertes explicites de ses collaborateurs directs,
-pour rassurer son actionnaire principal, qui menace de se désengager, le DG d'une entreprise de communication prend la décision, dans un contexte social délicat, de délocaliser une de ses activités à l'étranger,
-un directeur commercial clarifie lors de sa prise de poste une "charte" des pratiques qu'il souhaite voir privilégiées au sein de ses équipes. 3 semaines plus tard, un de ses directeurs régionaux lui signale le "hors jeu" manifeste d'un de ses KAM; s'agissant d'un des meilleurs contributeurs économiques de l'entreprise, il s'en remet à lui pour "la suite à donner". Le directeur commercial prend alors la décision de le licencier.
Si, dans son principe, la notion de courage faisait l'unanimité au sein du CoDir, ses membres n'ont pas réussi à adopter une position convergente sur une seule de ces situations…
En revanche, le débat suscité a été passionnant et a permis des prises de positions et l'explicitation d'un cadre de référence explicite permettant de clarifier les pratiques et les comportements perçus comme démonstratif de cette valeur. La DRH a suggéré dans la foulée que chacun des membres du CoDir répète l'exercice en suscitant le même type de débat au sein de sa propre équipe, pour chacune des 4 valeurs. Ce qui fut fait. L'impact a été spectaculaire : en quelques semaines seulement, les échanges ont permis l'appropriation de ces valeurs, et surtout, leur déclinaison concrète et opérationnelle en quelques comportements et actions emblématiques, constituant ainsi un "référentiel" très structurant.
Et là, je dois bien l'admettre, la démarche a fortement mobilisé en interne, et a été vécue comme aidante et constructive. Je ne vous raconte pas la fin de l'histoire, qui en ternit le bilan, et qui renforce la conviction que le succès de ce type d'initiative est étroitement lié au niveau d'implication des dirigeants, et à leur engagement à sa concrétisation.