W comme… War Room
Par Frédéric Sos - 27 mars 2020
"Le Comité de Direction se mobilise dans une War Room !"
Faut-il que je profite de cette période de confinement pour m'exprimer sur la façon dont notre gouvernement, l'équipe de direction de notre France, pilote le pays durant ce contexte tellement délicat ? Quelques-uns de mes amis m'y encouragent; certains de mes clients me le demandent… La grande complexité de cette situation laisse un accès trop facile à la critique; et la complaisance n'est pas dans l'esprit de cette chronique. Je privilégie donc pour l'instant la réserve, l'observation et la prise de recul.
Cette situation me rappelle néanmoins celle d'une grande entreprise confrontée à de sérieuses difficultés à l'occasion du développement, de l'industrialisation et du début de mise en production des premiers exemplaires d'un produit phare, emblématique pour son secteur d'activité. Il est à noter que la production avait démarré alors que les deux étapes précédentes n'étaient pas encore finalisées.
La multiplicité des enjeux, l'impact sur le cours de bourse et les conséquences de la médiatisation avaient alors amené l'Executive Committee à prendre la forme d'une cellule de crise, se réunissant, sous l'autorité du CEO, tous les vendredis après-midi.
Pendant au moins trois heures, parfois davantage, cette équipe réunie dans une salle de l'usine aménagée en War Room et recouverte de nombreux tableaux de bord, explorait, arbitrait, puis décidait sur des sujets très opérationnels, parfois pointus au niveau technique… à la place de personnes situées deux ou trois niveaux hiérarchiques en dessous du leur.
Le lundi matin, le directeur de l'usine débriefait et présentait à sa propre équipe les décisions prises et les orientations privilégiées, bien souvent après l'introduction rituelle de l'un des membres : "bon alors, qu'est-ce qu'ils nous ont pondu vendredi, les grands chefs à plumes ?". Le ton était effectivement sarcastique, certaines préconisations ignorant grossièrement certaines contraintes techniques. La préoccupation devenant alors de chercher à contourner la consigne, sans que cela ne se voit trop, pour faire en sorte que ça marche…
En prenant du recul sur cette période (de quelques mois), le constat établi avec l'équipe a mis en évidence les éléments suivants :
- l'implication des dirigeants avait été perçue comme témoignant de leur engagement auprès des différents acteurs concernés; en revanche,
- loin d'optimiser le processus de règlement des difficultés, cette routine du vendredi l'avait freiné, certains responsables attendant pour avancer que les dirigeants se soient positionnés sur les différentes options,
- les orientations privilégiées avaient parfois générés des contraintes supplémentaires devant impérativement être prises en compte par des opérateurs déjà débordés,
- la plupart des responsables avaient basculé dans une logique d'exécution, la volonté d'exercer leurs responsabilités ayant alors laissé place à l'exigence d'alignement et de conformité, au nom de la conscience professionnelle et de la contribution attendue à un traitement coordonné de la crise.
En d'autres termes, cette réaction, compréhensible, d'une équipe dirigeante consciente de la criticité de la situation, avait provoqué, paradoxalement et très logiquement, une vague de déresponsabilisation, d'autant plus regrettable, que ceux à qui elle s'était imposée pouvaient objectivement être considérés comme les meilleurs dans leur domaine et leur technicité. Il est d'ailleurs sidérant de constater que, pendant toute cette période, le mot d'ordre managérial s'apparentait à un oxymore : "comportez-vous de façon responsable, en faisant parfaitement ce que l'on vous demande de faire !".
Dans ce type de situation, le réflexe est habituellement de renforcer ce qui existe déjà, et d'exiger de l'alignement. De fait, cette crise avait accentué les composantes culturelles de l'entreprise et notamment l'approche managériale portée par son équipe dirigeante. Elle avait révélé au grand jour la conviction (la croyance ?) que quand l'enjeu d'une situation devient critique, les mieux à même de prendre les bonnes décisions sont les membres de l'équipe de direction, et non pas ceux qui exercent les responsabilités en temps normal. Cela ne pourrait se justifier que dans la mesure où ces personnes ne seraient effectivement pas en mesure de les assumer, et cela, même en temps normal… Mais que feraient elles alors à ces postes ? Et que penser de ceux qui les y auraient placés et maintenus ? Ici, s'agissant de professionnels expérimentés et parfaitement aptes à assumer leurs fonctions, cette posture ne pouvait être perçue que comme de la défiance et un manque de considération, avec les conséquences prévisibles associées.
Les situations de crise apparaissent comme des révélateurs extraordinaires de la culture et des valeurs d'une organisation (cf. la chronique V. comme… Valeurs); à ce titre, les décisions prises et les actions engagées vont exprimer, mieux que de grands discours, qui sont pourtant ce à quoi se sentent trop souvent poussés les dirigeants dans un tel contexte, la considération et la confiance apportées à chacun des contributeurs en interne et en externe : collaborateurs, partenaires, prestataires et fournisseurs, etc.
Que penseront ils dans un an de la façon dont leur/votre entreprise se sera comportée à leur égard ?
S'agissant de la performance d'une équipe dirigeante dans ce type de situations, comme dans tellement d'autres d'ailleurs, il apparaît essentiel de garantir que les décisions se prennent ET qu'elles se prennent au bon niveau, c'est à dire au niveau de la personne la mieux à même de les prendre.
Le risque de la War Room est de déconnecter ses membres du reste de son environnement au sein et à l'extérieur de l'entreprise; déconnexion d'autant mieux acceptée qu'elle pourra se légitimer de l'urgence ou de la criticité de la situation. D'une manière générale, je me méfie de ces métaphores, guerrière pour la war room, amenant l'entreprise sur un terrain qui n'est pas le sien. Une entreprise n'est pas une armée. La complexité de la situation, ne devrait-elle pas plutôt amener les organisations à mobiliser l'intelligence et l'expertise à tous les niveaux où elles se trouvent, où elles peuvent s'exprimer de façon autonome, avec le support et la confiance des dirigeants ?